Le Nouvel An Chinois
Ce nouvel an lunaire change chaque année entre janvier et février. Sur la porte d’entrée auréolée de rouge chacun a le cœur en fête en calligraphiant ses meilleurs vœux pour le Nouvel An chinois. Au petit matin, petits et grands font exploser des centaines de pétards tout en tapant sur des tambours afin de faire fuir les mauvais esprits et notamment faire revivre une ancienne légende…
Au temps où les dragons puissants vivaient sur Terre ou dans les mers et océans, personne en Asie ne fêtait le nouvel an lunaire. Il y avait un village de pêcheurs où c’était même le plus mauvais jour de l’année : un homme avait tué un dragon des mers !
Tous savait que cette chose terrible et malheureuse ne devait se pratiquer sous aucun prétexte sinon le fantôme du dragon hanterait le village devenu maudit chaque année à l’aube de ce nouveau jour…
Au petit matin, et ce chaque année depuis le malheureux accident, le fantôme de ce dragon tué apparaissait, secouant sa lourde et hideuse tête à la crinière recouverte d’écailles rugueuses, la langue pendante, tout en hurlant horriblement :
– « Je veux manger : j’ai très faim ! Apportez-moi un de vos fils qui vient de naître pour que je le mange ! Vite, très vite ou alors, vous le regretterez fortement car je viendrais détruire vos récoltes, vos granges et votre maudit village !
– Non ! Non ! Il n’est pas question que nous fassions une telle chose ! Nous ne te l’accorderons pas !, répliquèrent les habitants effrayés, les femmes en pleurs. »Nous ne te laisserons pas d’enfant à ingurgiter, méchante bête ! Nous te combattrons plutôt afin de sauver notre village. »
– « Ah, vous le prenez ainsi ? C’est ce qu’on va voir ! Je vous tuerai un par un jusqu’au dernier, vous y passerez tous, puisque vous le prenez sur ce ton ! »
Le fantôme-dragon emplit tout son estomac et souffla très fort son haleine nauséabonde et bouillante en direction du village et de ses âmes si rebelles. La chaleur était si intense et les fumées si opaques que nul n’y voyait goutte : le ‘brouillard’ s’insinuait de partout alentour et les êtres humains se mettaient à crachoter, à tousser horriblement.
Plusieurs femmes perdirent connaissance tant la peur tordaient leurs boyaux, certaines jeunes filles devenaient même hystériques, s’en compter les jeunes gens qui se rapetissaient sur place tant leur frayeur s’en trouvait grandie. Voyant tout ce remue-ménage, l’un des hommes d’un certain âge, l’un des sages de ce bourg de pêche, prit la parole d’une voix chevrotante et dit que ce fantôme-dragon pouvait aisément les tuer tous. Il constata qu’il valait mieux accéder à sa requête afin qu’il ne lui prenne point l’envie de se décider à débuter le carnage prédit. Il décida donc d’intercéder en sa faveur mais vraiment très à contre-coeur de lui offrir ce qu’il demandait si férocement, soit un petit enfant à peine né pour tenter de sauver le reste de ce si pauvre village. Il pensait faire une bonne action avec cette obole humaine ! Ainsi jamais plus ce dragon-fantôme ne réapparaîtrait, du moins le croyait-il.
Seulement, d’année en année, le fantôme-dragon réclamait. Chaque année, une famille différente se sacrifiait en donnant son fils mâle pour plaire à cet animal et à son atroce chantage. Un jour vint où ce fut au tour de la jeune veuve Wang, de se retrouver à sacrifier son seul enfant, un petit garçon de cinq ans, mort en mer un jour de pêche particulièrement tumultueux. Selon la coutume préétablie, deux fois deux jours avant le nouvel an lunaire, le guide spirituel de philosophie taoïste partait du temple sur la colline qui surplombait le village et sa baie, pour venir prendre le ‘cadeau’ et parcourait les rues jusqu’à la maison désignée qui offrait son premier enfant-né. Tandis qu’il se rendait à son triste travail, vers la crique, là où se situait la masure de la jeune veuve Wang, chacun des villageois se trituraient l’esprit pour savoir chez qui il s’arrêterait et avec hésitation, se posait cette question :
– « Vers quel logis peut-t-il bien marcher aujourd’hui ? »
et une réponse outrée surgit tout à coup du regroupement :
« Il stoppera chez la petite veuve Wang. », une autre voix féminine surgit de la troupe en colère :
« Oh non, ce n’est pas humain cela ; pas chez elle ! Elle vient de perdre son mari et c’est son seul enfant ! Il faut faire quelque chose, on ne peut laisser faire ce chantage ignoble… »
Les voisins de la jeune femme Wang s’étaient réunis autour de sa misérable demeure, pensant entendre des pleurs, des larmes, des paroles de douleur quand elle apprendrait le verdict final et sans appel. Rien. Rien ne filtrait de sa pauvre maison de pêcheur. Quand l’envoyé fut reparti, ses voisins immédiats se précipitèrent pour faire le constat de la désolation de la malheureuse victime. Ils la virent assise dans sa cuisine, triste mais aucunement le visage ravagée par les larmes. « Le messager des rites et coutumes vous a dit la mauvaise nouvelle pour vous de cette année qui va s’annoncer ? »
– Oui bien entendu, il m’a délivré son acte en bonne et dû forme, » répond alors cette courageuse veuve, calmement et toute en douceur. Les autres ne comprennent décidément pas son détachement.
– Mais, mais… Pourquoi, oui pourquoi ne vous lamentez-vous pas alors ? Cela serait normal, non ?
– Parce que le temps m’est compté et que je ne puis le passer à pleurer » leur répond Wang. « Je réfléchis vivement à la manière de berner ce vilain fantôme-dragon. Car une chose est sûre : il n’aura pas mon cher fils. »
Les jours et nuits précédant l’événement, elle tenta de rassembler ses idées, scrutant le sol et échafaudant un bon plan. Par instants, elle regardait son fils s’amusant tranquillement dans la cour ; dans d’autres, elle se rendait pour prier aux pieds de l’autel de ses aïeuls ainsi qu’aux dieux protecteurs des femmes, des familles, des morts, des enfants. Son fils s’endormant sereinement, elle se mettait à son côté, le câlinant doucement tout en se disant qu’il ressemblait tant à son père. Elle consulta la guérisseuse, le chaman du village ou sorcier, les prêtres puis ceux de ses voisins et amis. Personne n’avait de véritable solution : le cas était perdu d’avance, quasi désespéré.
Fatiguée, démoralisée, déprimée, la jeune mère épuisée s’effondre sur la terre battue du temple, face à l’autel des ancêtres de sa famille, le petit bien calé contre elle. Elle rêvait… rêvait… Finalement, elle dormit bien : beaucoup de rêves apparaissait en un ordre indéfini. Elle rêvait de dragons et de fantômes, elle voyait la peur et la douleur, elle imaginait des bébés innocents et la crainte, elle était entourée de sang et de très forts sons… la surprise et la joie : tout tourbillonnait dans son crâne tourmenté. Plusieurs heures avant l’instant fatal, elle se réveilla et secoua ses cheveux en un geste douloureux : sa tête avait trop rêvé. Tout d’un coup, une idée fusa : le miracle allait poindre, enfin ! Elle savait vraiment ce qu’elle accomplirait : ses images devenaient un puzzle tout à fait clair !
Les bêtes fantasmagoriques de son rêve étaient résolument effrayés par deux choses : le sang et les bruits assourdissants. Quand on a peur, on fuit droit devant. Le plan reste enfantin : le sang posé sur la porte du seuil, je taperai tant que le fantôme du dragon s’en retournera apeuré et s’enfuira à toutes pattes… Pour le sang… étant pauvre, je ne possède pas un seul poulet… » S’armant de courage, madame Wang prend un couteau pointu et fait une estafilade en sa main, faisant tomber les gouttes de son sang sur une étoffe jusqu’à ce qu’ensemble elles épongent le tissu. Elle le déploie alors et l’accroche à l’extérieur tout autour de sa porte. Fière de sa trouvaille ingénieuse, elle cherche des ustensiles pour assourdir le ‘monstre sanguinaire’… Aucun magasin ne se retrouve ouvert en ce jour : pas de pétards donc. Elle voit des bambous : une idée fuse. Elle en coupe une dizaine en grands morceaux et les dispose en une pyramide assez haute sur le devant de sa cour juste au-dessous du tissu entaché de sang. Ils brûleront et éclateront tous à la fois telle une vraie pétarade !
Le feu devra jaillir juste à temps et qu’il éclate à la face du fantôme-dragon. Pour cela, elle confectionne une petite torche et s’assied dans l’ombre de son seuil, guettant l’aube et la venue du dragon.
Se dictant la patience, elle attendit. Tout était monstrueusement calme, si serein que seuls les coups de son cœur s’entendaient. Progressivement la lune et les étoiles disparaissaient, laissant le ciel vide. Puis d’abord tout doucement, elle écouta un hurlement, celui du fantôme-dragon : il arrivait !
» Dois-je prendre ma torche pour allumer le feu ? Non, il est encore un peu trop loin. Attendons… »
Tout le bourg se trouvait caché dans les lits sous les couvertures élimées, tremblants de tous leurs membres. Aucun des habitants ne se reposait : la jeune veuve Wang affrontait seule le fantôme-dragon. Une unique personne dormait d’un sommeil d’ange : son fils ! Un long cri vint à ses oreilles : il était vers le bas du village. Elle alluma le feu à l’aide de sa torche et enflamma sa pyramide de bambous. Le sol vibrait sous le corps du fantôme-dragon qui marchait vers elle. Il arrivait à sa ruelle, s’approchant lentement… Devant chez elle, il stoppe et regarde le linge ensanglanté, hurlant si violemment que ses os s’entrechoquent. Le feu de bambou pète : terrifié par la vue du sang et le feu qui éclate, il s’enfuit en courant à travers le village !
La veuve Wang s’assied les jambes coupées et des larmes se mettent à couler lentement sur ses joues. Les villageois la rejoignent alors. Les tambours frappent et les cloches sonnent : les gongs du temple marquent en leurs sons graves le grand jour ; des pétards sortent des maisons et amusent petits et grands qui font éclater en même temps leur joie ! Depuis cet événement marquant, célèbre en toute l’Asie, lors de l’avènement de chaque année, dans tous les villages, même les plus petits, on entoure grâce à des papiers rouges les portes et on fait éclater des pétards le plus bruyamment possible dès l’aube ; depuis cette époque très reculée, le fantôme-dragon n’est pas revenu. Jamais…